Dans cet article nous évoquons deux anniversaires importants : les deux cents ans de la révolte des Décembristes en décembre 1825 et le cent huitième anniversaire de l’abdication du Tsar Nicolas II le 2/15 mars 1917. Il n’existe pas en français de terme consacré pour qualifier ceux qui ont fait la révolution de février et nous avons choisi d’employer le terme de Févralistes, selon la forme couramment utilisée en russe, qui nous semble préférable à Févrieristes.
Protod. Germain
Des Décembristes aux Févralistes
Histoire de la honte russe
Cette année, dans certains milieux libéraux antimonarchistes, sera sans doute bruyamment célébré le bicentenaire du coup d’état avorté des Décembristes, qui a posé la première pierre de la trahison des Févralistes et de la catastrophe russe qui s'en est suivie. Si l'on compare ces deux révoltes, reliées par un fil rouge tout au long du siècle, on constate en effet de grandes similitudes entre elles, mais également une grande différence : dans un cas, la révolte a heureusement été réprimée avec succès, et dans l'autre, hélas, elle a atteint son but. Cependant, la victoire des Févralistes, il y a cent huit ans aujourd’hui, était une victoire à la Pyrrhus : ils ne se sont emparés du pouvoir que nominalement, car dès le deuxième jour du coup d'État, il est devenu évident que la réalité du pouvoir était passée entre les mains du «Soviet des députés ouvriers et soldats», puis il a lamentablement vivoté quelques sept mois et est finalement tombé à terre. Les bolcheviks n'ont eu qu'à le ramasser. Le bolchevisme n'est pas la cause de la mort de la Russie, mais la conséquence du renversement du pouvoir tsariste, car, comme nous l'avons écrit à maintes reprises, s'il n'y avait pas eu Février, il n'y aurait pas eu Octobre. Disons, à la suite de F.A. Stepun, ancien févraliste quelque peu revenu de ses errements: «Octobre n'est pas né après Février, mais en même temps que lui».
Mais revenons à la question des Décembristes et des Févralistes. Dans les deux cas, les instigateurs étaient des représentants de la haute société, c'est-à-dire ceux-là mêmes qui, par leurs origines ou par leur rang, étaient censés être les plus proches défenseurs et remparts du Trône. À qui il est plus donné, il sera plus demandé. C'est pourquoi, conscients de notre insignifiance, nous avons néanmoins le droit de dénoncer la trahison des traîtres conscients ou inconscients, volontaires ou involontaires.
Après l'éclatante victoire sur un Napoléon qui semblait pourtant invincible, la population parisienne, et en particulier les classes supérieures, furent frappées, comme nous l'avons écrit dans l'article «Les Russes à Paris», par la noblesse de comportement des vainqueurs russes, par leur absence d’esprit de vengeance à l'égard des perfides conquérants de Moscou qui avaient déferlé sur la capitale russe où ils s’étaient comportés de façon particulièrement indigne seulement deux ans auparavant. Les Parisiens avaient été profondément touchés par leur noblesse chrétienne à l'égard de la nation vaincue et de son peuple. Cela avait permis aux militaires russes d'entrer en contact étroit avec la population locale, grâce à quoi un certain nombre d'enthousiastes russes, déjà amoureux de la France mythique, s'étaient imprégnés de toutes sortes d'idées progressistes et avaient rêvé de les implanter en Russie. Les Décembristes furent séduits par les perfides leçons de la révolution française et de sa trinité impie «Liberté, Égalité, Fraternité». Leur principal objectif était de renverser l'Autocratie, d'adopter une constitution et d'introduire un gouvernement représentatif, autrement dit de mener des réformes constitutionnelles en Russie sur le modèle occidental. Mais pour cela, ils avaient besoin d'une "occasion propice".
Depuis le début du mois de novembre 1825, le pays n'était pratiquement plus gouverné. Le Tsar Alexandre Ier, en proie à une profonde crise spirituelle, était parti en voyage pour disparaitre et "mourir officiellement". Cette mort supposée, qui serait survenue le 1er décembre 1825, reste un des grands mystères historiques non élucidés, toutefois c’est une question que nous n'aborderons pas ici. Et c'est justement dans cette confusion incompréhensible de la succession au Trône que fut trouvée la fameuse "occasion propice" tant espérée et attendue. Le frère aîné, le grand-duc Constantin Pavlovitch, avait refusé le Trône, mais pour une raison restée peu compréhensible, cette décision n'avait pas été rendue publique, de sorte que le Trône était passé au frère suivant, Nicolas Pavlovitch. Au moment de prêter serment au nouvel Empereur, les rebelles refusèrent de prêter serment à Nicolas sous prétexte que le Tsar légitime devait être Constantin et ils commencèrent à soulever les troupes contre Nicolas Ier. Toujours est-il que pendant deux ou trois semaines, la Russie était comme sans Monarque, ou plutôt avec deux Monarques, ce qui n'est pas mieux. C’était une situation particulièrement périlleuse pour la stabilité de l'Empire et c'est à ce moment précis qu'éclata la révolte des Décembristes, préparée de longue date dans les profondeurs des sociétés secrètes. Cette révolte peut être considérée comme le début de la révolution, qui conduira par un fil rouge à la révolte de février 1917.
Le tsar Nicolas Ier avait été long à réagir, sachant qu'un bain de sang serait inévitable, mais lorsque l'adjudant-général comte Miloradovitch, envoyé en mission pour raisonner les rebelles, fut tué d'un tir de pistolet dans le dos et d'un coup de baïonnette par les rebelles, alors, dans la soirée du 14 décembre 1825, le nouveau Tsar prit une décision énergique pour faire cesser le désordre, ce qui fut très vite réalisé : deux coups de canon et la place du Sénat était nettoyée.
C’est ainsi qu’avait réagi le jeune, déterminé et courageux Empereur Nicolas Ier.
Lorsqu'à la fin du mois de février 1917 le Tsar Nicolas II reçut du commandant du district militaire de Petrograd, le général S.S. Khabalov, un télégramme codé alarmant sur l'état de la capitale, Il ordonna de faire cesser immédiatement tout désordre, inacceptable en temps de guerre. Cependant, les généraux qui l'entouraient dans la Stavka /QG de l’Etat-Major/, et qui avaient déjà secrètement pris la décision de ne pas défendre le Trône et le Monarque, le persuadaient d'aller au compromis avec la Douma. L'Empereur envoya néanmoins dans la capitale le général N.I. Ivanov à la tête d'unités loyales pour réprimer la révolte et rétablir l'ordre. Cependant, par-dessus la tête du Monarque, les généraux félons ordonnèrent au général Ivanov de s'arrêter et de faire demi-tour. Le Tsar, comptant fermement sur le soutien du commandant du Front Nord, le général N.V. Ruzsky, décida de se rendre personnellement à Petrograd, mais là Il devait tomber dans un piège : son train fut bloqué. Abandonné de tous, le Tsar après de longues délibérations, après avoir tenté toutes les possibilités pour venir à bout de la révolte à Petrograd, fut contraint de prendre la fameuse décision fatale dans l’espoir d’éviter le pire et pour sauver l'Armée et la cause Alliée. Dans Son Journal intime, à la date du 2/15 février 1917, Nicolas II, désabusé, écrivait ces quelques mots, authentique sentence morale que Lui, et le monde entier, venaient de vivre : «Autour de moi, tout n'est que trahison, lâcheté et fourberie».
De fait, le Souverain s'était retrouvé prisonnier entre les mains du général Ruzsky, auprès duquel Il s'était rendu, croyant être assuré de son aide et de son soutien. Il se retrouvait coupé de toute communication avec l'extérieur : Ses ordres n’étaient pas transmis, les télégrammes de Ses sujets fidèles ne Lui étaient pas communiqués. Il arrive de lire que c’est par faiblesse de caractère que l'Empereur avait abdiqué. Il n’en est rien. Il n’avait pas abdiqué devant les représentants de la Douma qui étaient arrivés, mais uniquement par amour de la Russie. Il doit être clair pour tout le monde que l’abdication a été provoquée par la ruse : elle était fondée sur l'amour sans bornes du Souverain pour la Russie et pour le peuple russe, pour le bien desquels Il était prêt à tout faire et à tout sacrifier ; et par la violence, car le Souverain, arrêté sur le chemin de la capitale par une bande de traîtres, se retrouvait privé de Son libre arbitre, aucun de Ses ordres n'était exécuté, ce qui remet naturellement en cause la légitimité même de l'abdication, obtenue, soutirée, par la ruse et par la violence.
Ainsi qu’en témoignent Ses paroles rapportées par un haut-dignitaire, l’Empereur S’est donné en sacrifice pour la Russie. «Si je suis un obstacle au bonheur de la Russie et que toutes les forces sociales qui sont aujourd'hui à sa tête me demandent de quitter le Trône et de le transmettre à mon fils et à mon frère, je suis prêt à le faire, je suis prêt même à abandonner, non seulement le royaume, mais aussi ma vie pour la patrie. Je pense que toute personne qui me connaît ne peut en douter». C'est précisément de cela que l'Histoire doit se souvenir.
Le professeur et historien S.S. Oldenburg a écrit que la révolution a été le triomphe des forces obscures. Les forces obscures, qui se sont donné pour objectif de changer l'ordre social et moral de toute l'humanité, avaient choisi la Russie comme première victime. Ces forces, issues de la révolution française, agissaient dans l'ombre, empoisonnant l'esprit des peuples. Pendant tout le XIXe siècle, la Russie tsariste a été une pierre d'achoppement pour le triomphe de ces plans. Ainsi, en février 1917, à la veille de la victoire, le peuple russe a été pris au dépourvu par une trahison multiforme sans précédent, volontaire ou involontaire, des plus hauts généraux, ainsi que des cercles les plus bruyants de la Douma alliés à des représentants de l'intelligentsia de gauche, Milioukov en tête — «mieux vaut perdre la guerre, pourvu qu’on en finisse avec les Romanov» —, alors que dans les plus larges masses du peuple et de l'Armée, personne ne souhaitait l'abdication du Souverain et ne pensait même à une telle issue de la guerre…
Milioukov, qui sera ministre des Affaires étrangères du Gouvernement Provisoire né de la révolution de février, avouera non sans fierté dans son Histoire de la révolution russe : «La révolution est sortie des murs de la Douma d'État». Comment ne pas rappeler ici une fois de plus les paroles et la "pensée profonde" de cet intellectuel libéral, adulé par les socialistes de toutes sortes : «Nous savions qu'au printemps, l'Armée russe allait remporter des victoires. Dans ce cas, le prestige et le charme du Tsar auprès du peuple redeviendraient si forts et si tenaces que tous nos efforts pour saper et abattre le Trône de l'Autocrate seraient vains. C'est pourquoi il a été nécessaire de recourir à une explosion révolutionnaire précoce afin d'éviter ce danger ».
Mais ce qui fut encore plus inacceptable et scandaleux, c'est bien sûr la trahison des généraux de haut rang. Certains d'entre eux avaient le grade élevé d'adjudants-généraux et portaient sur leurs épaulettes le monogramme de Celui qu'ils trahissaient ! Pour tous ces péchés, tombant sous l'anathème de l'Église proclamé le jour du Triomphe de l'Orthodoxie, le peuple russe et la Russie elle-même portent une lourde culpabilité, ayant entraîné des souffrances inouïes, fruits directs de leur lâcheté et de leur trahison.
Comme il a été dit plus haut – il sera plus demandé à qui il est plus donné. Cet adage s'applique parfaitement aux Févralistes les plus en vue, comme aux Décembristes les plus célèbres. Pointant du doigt le front de Sergueï Troubetskoï, l'un des principaux instigateurs de la révolte des Décembristes, l'Empereur Nicolas Ier ne pouvait retenir son indignation : «Qu'y avait-il dans cette tête lorsque vous, avec votre nom, vous êtes entré dans une telle affaire ? Vous, colonel de la Garde ! Prince Troubetzkoï ! Comment pouvez-vous ne pas avoir honte de côtoyer de tels scélérats !». De même, comment d’illustres et vénérables officiers, autrefois brillants, ont-ils pu s'associer à des Kerensky et autres vauriens socialistes ? Comment le modeste et talentueux général Alexeev, ancien chef d'état-major du Tsar Nicolas II, a-t-il pu accepter d'occuper ce même poste, certes seulement pendant 12 jours (avant d'être démis de ses fonctions), sous les ordres de cet autre commandant en chef – l'ancien avocat assermenté Alexandre Kerensky ?! On raconte que le maréchal Hindenburg, ou Ludendorff, je ne sais plus, avait éclaté de rire en imaginant le vénérable général, marchant trois pas derrière Kerensky, portant sa mallette !...
La date du 2/15 mars n'est pas seulement une étape dans l'histoire de la Russie, elle marque la fin de l’histoire de la Russie véritable et le début de l’Anti-Russie. Le Monarque, Oint du Seigneur, est tombé et la Russie a été conquise par des forces obscures qui exterminaient leurs propres enfants et sont devenues une menace pour le monde entier. Cet asservissement n'est pas même comparable au joug tatar. Sous la domination des Tatars, la Russie a souffert, mais elle a continué à vivre spirituellement, alors que le pouvoir soviétique, bolchevique, était notamment un pouvoir impie, antichrétien. Ayant rejeté le pouvoir tsariste, la Russie et le peuple russe ont attiré sur eux la colère et le châtiment divins. La Sainte Russie a disparu. Personne n'y a gagné et tout le monde y a perdu, et ce – en Russie comme dans le reste du monde.
L'extorsion de l'abdication ne fut pas un des épisodes de la révolution, mais son acte fondamental, central, sans lequel la révolution n'aurait pas triomphé. Pendant des années et des décennies, la Russie a expié, et n'en finit pas d’expier, son lourd péché de trahison et de violation de sa prestation de serment au Tsar. La révolution n'aurait jamais pu triompher si les plus hauts commandants militaires n'y avaient pas pris part. En 1905, la révolte menaçait le Trône tout autant, sinon plus qu’en 1917, mais les chefs militaires avaient fidèlement rempli leur devoir en défendant le Trône et le Monarque. Février 1917 ne fut pas une révolte militaire, ni une révolte de ménagères du fait d’un manque artificiel de pain, mais ce fut l'exécution systématique d'une conspiration contre la Russie, conspiration amorcée par le soulèvement des Décembristes et qui a duré tout le XIXe siècle, durant lequel le chêne de la Monarchie millénaire était patiemment et progressivement entaillé, jusqu'à l'année fatidique de 1917.
«La Russie sans Orthodoxie et sans Autocratie n'est pas la Russie : c'est un temple sans Dieu», a eu raison d’écrire en exil L. Bilins, alors que ce quatrain de Sergei Bekhteev délivre avec justesse le jugement moral sur la honte de Février :
Les siècles passeront, mais les années n’effaceront pas,
des pages de l’Histoire votre bassesse honteuse.
L’abdication du Tsar, franche et noble,
restera pour vous une gifle à jamais.
Protodiacre Germain Ivanoff-Trinadtzaty