Retour sur des débats anciens

 

Notre attention a été attirée sur un article récent de Bernard Le Caro,« Saint Jean de Changhaï était-il "schismatique" ? », paru récemment sur le blog « Orthodoxologie ».

Cette étude, au titre étonnant et pouvant déjà paraître dérangeant, même si l’auteur dissipe et balaie d’avance toute ambiguïté éventuelle – un saint peut-il être schismatique ?, écrit-il, a pu émouvoir certains fidèles orthodoxes par son contenu où le vrai se mêle parfois, sinon au faux, du moins à l’approximatif, pouvant laisser à penser que notre lumineux saint Jean de Shanghai aurait sans doute été un partisan de la capitulation de l’Église Hors-Frontières /EORHF/ devant le Patriarcat de Moscou /PdM/ en mai 2007 et que, d’une certaine façon, il la bénirait du haut des Cieux.

Ces allusions, voire ces  allégations, au fait que notre saint thaumatuge aurait une attitude pour le moins bienveillante à l’égard de ce Patriarcat sont tout autant récurrentes qu’incompréhensibles et inadmissibles. Nous n’allons pas ici, une fois encore, apporter un démenti  à ces assertions malveillantes qui refleurissent régulièrement. Nous dirons simplement qu’elles sont absurdes et ne peuvent tromper que ceux qui veulent bien l’être.

Posons-nous la question : Pourquoi ces tentatives permanentes de falsification ?

Saint Jean est une sorte de référence, de "label de qualité", d’incarnation de l’Église Hors-Frontières et dont la sainteté est aujourd’hui universellement reconnue. Les partisans invétérés du Patriarcat qui continuent à justifier le bien-fondé du sergianisme s’efforcent – et on peut aisément les comprendre – de se couvrir de l’autorité de ce grand saint thaumaturge pour tenter d’effacer soixante-dix années de collaboration active avec un pouvoir athée militant. Et  il est  tout autant possible de comprendre  la volonté de ceux qui continuent à s’appeler abusivement "Hors-Frontières", alors qu’ils ont basculé dans le Patriarcat, et qui s’efforcent de couvrir ainsi d’un voile de sainteté, qui son crime, qui sa veulerie, qui son erreur.

Les uns comme les autres se retrouvent dans l’intérêt qu’il y a de nager dans l’eau trouble. Mais aux uns et aux autres, nous pouvons rappeler ce que une autre conscience universelle de l’Orthodoxie, le premier Primat de notre Église, S.B. le Métropolite Antoine /Khrapovitsky/, répondait déjà en son temps à son ancien disciple le métropolite Serge /Stragorodsky/, père de la funeste Déclaration de loyauté au pouvoir soviétique : « Quel rapport y a-t-il entre la justice et l'iniquité ? ou qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres ? » (2 Cor. 6, 14-15).

Attendu que, grâce à Dieu, nous constatons aujourd’hui parmi de nombreux hétérodoxes qui embrassent l’Orthodoxie une quête profonde de vérité, il est important de faire en sorte que les choix devant lesquels ils sont placés puissent s’effectuer en toute clarté et nous devons les aider à éviter précisément les pièges de la confusion.

Faisons donc une rapide lecture de cet article pour en éclaircir certains points pouvant, par leur manque de précision, induire en erreur le lecteur.

Dès la première ligne du premier paragraphe, l’auteur souligne qu’il est auteur d’une biographie de saint Jean /Maximovitch/, ce qui doit naturellement le placer, dans l’esprit du lecteur, dans la catégorie d’expert pour le sujet abordé. Toujours dans le même paragraphe, dans les lignes 2 et 3, nous apprenons que l’auteur a participé au Concile clérico-laïque de San-Francisco qui a prononcé le rétablissement de la communion entre l’EORHF et le PdM en 2007. Dès le début, le cadre est ainsi planté, mais c’est un cadre très hermétique ne laissant a priori  de place ni au doute, ni à la discussion du fait de l’autorité incontestable de l’auteur sur le sujet traité. Dans le troisième paragraphe il est dit que saint Jean étant né en Russie (en 1896 – G.I.-T.), il n’y avait à l’époque qu’une seule Église russe, qu’il n’y avait ni EORHF, ni PdM – ce qui relève d’un truisme. Par ailleurs, on nous rappelle que le Patriarcat de Moscou n’a été rétabli qu’en 1917 et c’est au détour d’une affirmation de ce genre, d’apparence indiscutable, qu’une mise au point s’impose.

De quel Patriarcat parle l’auteur ? Celui qui avait porté à sa tête le saint Patriarche-Martyr Tykhone en 1917, ou le Patriarcat-homonyme aujourd’hui présidé par Cyrille /Gundiaev/ » ? Car il s’agit bien de deux notions différentes.

C’est en réalité là tout le fond du problème. Problème habilement escamoté car dans tout l’article il n’est question indifféremment que du Patriarcat de Moscou, comme s’il n’en existait qu’un seul ! En effet, l’auteur passe curieusement sous un total silence un des faits majeurs de l’histoire de l’Église en Russie qu’est la signature de la  Déclaration de loyauté au pouvoir soviétique, signée le 29 juillet 1927 par le métropolite Serge, en rupture tant avec sa hiérarchie qu’avec l’Église-Martyre de Russie, et qui est en quelque sorte l’acte de naissance de l’Église soviétique, ensuite structurée et installée par Staline en 1943. Et l’on comprend combien peut être gênante une telle précision pour cette partie, malheureusement significative, de l’EORHF qui s’est fondue dans ce Patriarcat-là, le reconnaissant pour son Église-Mère !  En revanche, une autre partie, certes minoritaire et malheureusement aujourd’hui encore divisée, a refusé ce choix et est restée fidèle à la confession et aux principes originaux de l’Église Hors-Frontières, perpétuant ainsi, malgré ses faiblesses et son indignité, l’histoire millénaire de l’Église Orthodoxe Russe.

Notons au passage que l’expression souvent utilisée, et que d’aucuns voudraient imposer, de réunification des deux parties de l’Église Russe à propos de la capitulation de 2007 est un non-sens. Les deux Allemagne, de l’Est et de l’Ouest, après avoir été séparées durant près d’un demi-siècle, se sont effectivement réunifiées en 1990, mais l’Église Hors-Frontières et l’Église soviétique n’ont jamais été unies, il est donc foncièrement faux, mais également tendancieux, de parler de réunification ou de rétablissement de communion, alors qu’en réalité il s’agit d’une absorption par capitulation d’une Église par l’autre.

Puis l’auteur fait un long développement pour démontrer le non-sens et l’absence de canonicité de l’Église autocéphale ukrainienne récemment créée par le patriarche de Constantinople Bartholomée. Que cette pseudo Église soit une totale supercherie est un fait acquis, nous avons nous-même rédigé quatre articles en langue russe publiés sur le site « Karlovtchanin », mais ce n’est pas ce dont nous voulons parler ici. En revanche, on comprend enfin les raisons qui ont présidé à l’écriture de l’article que nous examinons. Il s’agissait de dénoncer les turpitudes ecclésiologiques constantinopolitaines, relayées à Paris par le fidèle et inconditionnel métropolite grec Emmanuel, qui avait, semble-t-il, tenté un parallèle plus que hasardeux entre le PdM qui avait reconnu, sans réordination, la hiérarchie Hors-Frontières, dont était issu le saint Archevêque Jean, et l’attitude du patriarche Bartholomée reconnaissant, sans les réordonner, le soi-disant "patriarche" ukrainien Philarète /Denissenko/, qui avait été réduit à l’état laïc et l’aventurier soi-disant "métropolite" Macaire /Maletitch/, dépourvu de succession apostolique, ainsi que leurs hiérarchies respectives, pour créer cette chimère politicienne qu’est l’Église autocéphale orthodoxe d’Ukraine, présidée par le tout jeune métropolite Epiphane issu de la hiérarchie de Philarète … Nous en convenons aisément : le simple fait de poser ce parallèle entre les deux situations est scandaleux et disqualifiant pour celui qui en est l’auteur.

Puis Bernard Le Caro revient sur sa vision de ce que nous appelons  la capitulation de 2007, pour dénoncer, et non sans raison, les agissements du Patriarcat dit œcuménique à l’égard duquel nous l’avons connu plus compréhensif, mais c’était, il est vrai, avant l’agression de Constantinople contre Moscou. Pour ce faire il se lance dans une démonstration chancelante visant à prouver que l’EORHF aurait de tout temps bénéficié d’une reconnaissance officielle du monde orthodoxe. Là encore, on ne peut que constater l’aspect tendancieux de ces affirmations.

Certes, l’EORHF a toujours été pleinement orthodoxe et pleinement canonique et pour cette raison même faisait l’objet d’un ostracisme de la part des représentants dits officiels de l’Orthodoxie, pour lesquels elle était un reproche vivant venant dénoncer leurs transgressions permanentes de la foi orthodoxe. Le PdM n’avait de cesse de demander lors de chaque réunion conciliaire des Églises officielles la mise au ban de l’EORHF, et ce n’est pas du côté de Constantinople que venaient les plus fortes réticences à la réalisation de ses plans. Vouloir prouver le contraire est pour le moins curieux et il est risible d’avancer comme preuve la célébration en petit comité d’une pannikhide sur la tombe du Primat de l’EORHF, le Métropolite Antoine, à Belgrade en 1957 (!!!) par le patriarche Alexis I /Simansky/ de Moscou, celui-là même dont les Saints Nouveaux-Martyrs, dont nous venons de célébrer la mémoire, disaient au métropolite Serge après sa Déclaration de loyauté que sa seule présence discréditait le Synode qu’il avait formé autour de lui. Tout comme il est curieux de reconnaître que c’est « sous une immense pression du pouvoir soviétique » (ce qui est vrai) que Serge avait prononcé l’interdiction du Métropolite Antoine en 1934, et parler en même temps de Serge comme du « locum tenens du Trône patriarcal de Moscou » faisant mine d’ignorer que Serge n’a jamais été canoniquement locum tenens, et qu’il n’était qu’un des remplaçants du locum tenens véritable, le saint Métropolite-Martyr Pierre /Poliansky/, dont, de façon totalement anticanonique, puisque du vivant de ce saint Confesseur et Martyr, il avait usurpé, précisément en 1934, le titre puis le siège. Toujours ces demi-vérités qui se muent en réalité en un authentique mensonge.

L’Église de Serbie, il est vrai, a durant toute cette période tenté de soutenir l’EORHF, et ce n’était que justice rendue à la Russie et à son Église pour l’aide fraternelle et désintéressée, le soutien et la défense qui lui avaient toujours été octroyés du temps de la splendeur de la Russie. Et c’est tout à l’honneur de l’Église de Serbie, toutefois  ce n’est pas le meilleur exemple de cette fidélité qui nous est proposé dans l’article examiné.

Disons tout d’abord qu’affirmer que « dès le début du séjour du Synode hors-frontières en Yougoslavie en 1921 jusqu’à la signature de l’acte canonique de 1987 (il doit s’agir d’une coquille, l’auteur devait vouloir dire 2007 – G.I.-T.), l’Église orthodoxe russe hors-frontières se trouvait en communion eucharistique avec l’Église orthodoxe serbe » est pour le moins excessif, mais le problème n’est pas là. Ce qui pose problème est ce que l’auteur avance pour justifier son affirmation : « ce qui est témoigné par le fait que le métropolite du Monténégro Amphiloque, avec la bénédiction du patriarche de Moscou Alexis II, a participé au IVème Concile de la diaspora et a concélébré la Liturgie avec le métropolite Laure à San Francisco, et ce une année avant l’entrée en communion de l’Église hors-frontières et du Patriarcat de Moscou. Cela signifie que l’Église russe hors-frontières a toujours été en communion avec l’Église orthodoxe universelle » ( ?! - G.I.-T.).

Nous savions que Bernard Le Caro portait une très grande admiration pour la Serbie et son Église, que nous partageons volontiers dans son ensemble, mais cela ne nous empêche pas de garder un œil critique. Affirmer que l’EORHF a toujours été en communion avec l’Orthodoxie officielle en avançant pour preuve que le métropolite Amphiloque, mandaté par Moscou (!), ait concélébré à San Francisco avec le métropolite Laure est à la fois surprenant et riche d’informations. Nous voyons donc que cette opération de sabordage de l’EORHF, qu’a été ce fameux IV-ème Grand-Concile de la diaspora, a bien été pilotée par le PdM et le métropolite Amphiloque, sensé être caution de cette "noble entreprise", en a été l’instrument, ce qui devrait relativiser la portée et l’objectivité de l’opération et des décisions qui y ont été prises. Concernant Mgr Amphiloque nous avions, le concernant, un préjugé favorable du fait qu’il était un des quatre principaux disciples de saint Justin /Popovic/, par ailleurs nous saluons et soutenons son combat actuel au Monténégro. Cependant, nous disons sans ambages qu’il ne s’est pas grandi en portant de très graves critiques contre cet authentique confesseur de la foi orthodoxe et authentique fils spirituel de saint Justin, le défenseur intrépide du Kosovo, Mgr Artemy, et en rompant avec lui. A un moment particulièrement névralgique de l’histoire de la Serbie et de son Église, il a abandonné le bon combat et choisi de "hurler avec les loups", se rangeant du côté du patriarche Irénée, celui-là même qui s’est illustré en allant allumer avec le grand rabbin le chandelier à la synagogue de Belgrade à l’occasion de la fête de Hanoukka. Mgr Amphiloque, en dépit de ses qualités, ne peut être la caution morale que l’on voudrait nous faire admettre dans cette affaire.

Et nous finirons cette analyse sur une note plus légère, sorte de fable enfantine. « Au Concile de la diaspora, les prêtres posèrent sur le reliquaire de S. Jean de Changhaï le projet de message, dans lequel les participants du Concile demandaient à la hiérarchie d'entrer en communion avec le Patriarcat de Moscou. En même temps, les prêtres célébrèrent un office d'intercession devant les reliques, en commémorant les noms de chacun des participants au Concile. Le jour suivant, à l'étonnement de tous, le message a été adopté à l'unanimité ».

Ce n’est évidemment pas le fait d’élever des prières d’intercession devant les reliques de ce saint particulièrement vénéré qui nous fait sourire. Nous savons que le saint Patriarche Tykhone a été choisi par tirage au sort après une prière devant une icône miraculeuse. Nous savons que c’est de la même façon que S.B. le Métropolite Vitaly, celui-là même qui pour son intégrité a été honteusement persécuté par les promoteurs de ce IV-ème Concile de la diaspora et de l’union avec le PdM, a été porté à la tête de l’Église Hors-Frontières en 1986. Mais quel rapport entre la mise en scène de San-Francisco et ce qui a eu lieu à Moscou en 1917 et à New-York en 1986 ?

D’un côté, l’action divine transparaît dans l’honnêteté de la démarche et l’union réelle faisant qu’aucune critique ou contestation n’a jamais été entendue dans ces deux cas. De l’autre côté, tromperie, intimidation, calculs politiciens et en fin de compte passage en force, que l’on fait mine de couvrir d’un voile spirituel pour faire croire, et finir par croire soi-même, que « ce ne sont donc pas par des efforts et des calculs humains, mais par la Grâce divine qu'est atteinte l'unité de l'Église / …/ L'unité est accomplie par l'Esprit Saint Lui-même et non par nous ». Et d’ajouter que c’est : « par la Grâce divine qu'est atteinte l'unité de l'Église, lorsqu'elle a été détruite par l'ennemi du genre humain ». On ne peut que partager cette conclusion, mais il faut encore définir qui est cet ennemi qui a détruit l’unité. Cet ennemi ce sont les pères de ceux-là même dans les bras desquels ils se sont jetés. Espérons seulement que pour eux, les ennemis du genre humain ne sont pas ceux qui, bien que minoritaires, s’opposent à cette version contemporaine de l’Union honteuse de Florence en 1439.

Les informations que nous avons du IV-ème Concile clérico-laïque de San-Francisco sont, certes, de deuxième main puisque nous n’y avons pas participé, n’ayant jamais reconnu Mgr Laure comme Primat de l’EORHF, tout comme nous n’avons jamais reconnu le putsch de 2001 et sommes restés fidèles au Métropolite Vitaly. Néanmoins, ces informations nous les tenons de participants directs dont certains se sont laissés emporter par le mouvement, d’autres y ont résisté, mais le témoignage qu’ils nous ont tous donné est très éloigné du récit lénifiant qui nous est ici rapporté. Les débats ont été vifs, parfois houleux, la pression sur les participants était pesante, tout contact avec l’extérieur était proscrit, des "surveillants" passaient dans les rangs et veillaient à ce que personne n’utilise de téléphone ou d’appareil d’enregistrement, des représentants du PdM étaient non seulement présents, mais prenaient fréquemment la parole. Voilà pour l’ambiance. Quant aux conclusions pouvant être tirées de ces débats, d’après ce qu’il nous en a été dit, elles étaient loin de l’unanimité voulue par les organisateurs en faveur de l’union. Bien au contraire, malgré tous les efforts en sens inverse, une grande partie de  l’opinion qui se dégageait était de dire qu’il était urgent de ne pas se presser. Cependant, à l’issue du Concile clérico-laïque, s’est tenu un Concile des Évêques qui est passé outre les préventions et réserves exprimées et a décidé de mener à bon terme la décision qu’ils avaient de s’unir au Patriarcat.

Nous sommes bien loin là du tableau lénifiant brossé en permanence de cette union qui serait le fruit de la volonté divine et à laquelle on essaie de mêler le soutien de saint Jean de Shanghaï. Nous sommes au contraire confrontés à un véritable renversement des valeurs où, comme dans tout système dictatorial, celui qui ne suit pas la ligne officielle est un fauteur de trouble. Comment ne pas méditer ici sur l’enseignement de saint Grégoire le Théologien, « qu’il ne faut pas souscrire indifféremment à toutes sortes de paix. Comme il y a des divisions utiles, il est des paix très pernicieuses ».

 

Protodiacre Germain Ivanoff-Trinadtzaty