La Rédaction:
Le professeur Jean-Paul Besse est un auteur bien connu des orthodoxes. Docteur d’État en histoire, spécialiste de la Réforme catholique et de l’Orient chrétien, auteur de très nombreux ouvrages, dont, pour n’en citer que deux ayant trait à la Russie, « Elisabeth Féodorovna, princesse martyre » et « Le grand-duc Nicolas, tsar ou régent ? », et, notamment, lauréat d’un prix de l’Académie française pour son « Gisors dans l’histoire ». Fidèle durant de nombreuses décennies du monastère orthodoxe de Lesna, il a immortalisé dans un remarquable ouvrage « Des tsars à l’exil : Catherine de Lesna » la figure emblématique de sa fondatrice et première abbesse, la sainte higoumène Catherine, née comtesse Eugénie Borisovna Efimovsky. Sans rien renier de ses convictions profondes et anciennes, le séisme qui a fait imploser l’Église Russe Hors-Frontières l’a conduit à prendre du recul par rapport aux soubresauts qu’a connus depuis notre Église, et l’a amené à fréquenter épisodiquement la cathédrale de la rue Daru pour la beauté de ses offices et le riche héritage historique qu’elle représente. Hélas, les temps mauvais que nous traversons n’ont pas épargné cette citadelle parisienne au passé, déjà, ô combien chaotique au plan juridictionnel.
Rapide rappel historique des pérégrinations de cette entité religieuse issue de l’Émigration Russe Blanche. Jusqu’en 1926, dirigée par le métropolite Euloge, elle est l’Église Russe Hors-Frontières en Europe occidentale, mais rompt avec elle pour s’attacher au Patriarcat de Moscou où, pour ne pas avoir été fidèle à la « Déclaration de loyauté » au gouvernement soviétique qu'elle avait signée, elle tombe sous interdit et se rattache au Patriarcat de Constantinople auquel elle sera fidèle jusqu’en 1945 où ce même métropolite Euloge décide de retourner au Patriarcat de Moscou avant de mourir quelques mois plus tard. Son successeur, le métropolite Vladimir, prend la décision de revenir une nouvelle fois sous Constantinople où ils resteront jusqu’en 1965, lorsque le patriarche Athénagoras, de connivence avec son confrère moscovite Alexis I, décide de mettre fin à cet ''exarchat'' russe confiant « son clergé et ses fidèles au souci et à l’amour paternel du patriarche de Moscou ». L'archevêque Georges Tarassoff, successeur de Vladimir, plutôt que de faire le constat de 40 années d'erreurs et de revenir dans le sein de l’Église Hors-Frontières comme cela lui avait été officiellement proposé, refuse la proposition constantinopolitaine et se lance dans l'aventure en créant unilatéralement un archevêché russe indépendant d'Europe occidentale. Il faudra 5 années pour comprendre combien cette solution n'était canoniquement pas viable et en 1971 retour sous la juridiction de Constantinople, mais non plus avec le statut enviable d'exarchat, mais de simple diocèse de paroisses russes rattaché au patriarcat de Constantinople par l'intermédiaire de l'évêque grec de Paris. Après 28 années d'une telle ''pénitence'', le patriarche Bartholomée (déjà lui!) leur octroie en 1999 un tomos créant un Archevêché-Exarchat russe sous sa juridiction. En novembre 2018, le même Bartholomée, qui n'en est pas à une abrogation de tomos près, dissout, on ne sait pas trop pourquoi, ce malheureux archevêché qui ne demandait rien et qu'il avait lui-même institué quelques vingt années plus tôt, et enjoint à ses paroisses de moins en moins russes de se couler dans la métropole grecque de Paris.
Tel est – était ? – le dilemme devant lequel s'est trouvée placée cette juridiction communément appelée eulogienne. Que faire ? – comme aurait pu dire Lénine à la suite de son maître Tchernichevsky. Après avoir près d'un siècle durant mis toute leur science à expliquer que leur canonicité tenait au fait de leur appartenance à Constantinople, la majorité d'entre eux, archevêque en tête, se jette, contrevenant à ses propres statuts, entre les mains de Moscou. Choix cornélien s'il en est entre ces deux patriarcats, disons, si peu attractifs. Mais les eulogiens se sont eux-mêmes placés dans cette situation inextricable, et ce depuis 1926. Ils en paient aujourd'hui le prix.
Ci-dessous Jean Besse, dans un savoureux pamphlet, nous brosse, avec sa verve habituelle, un tableau vivant des dernières péripéties telles qu'il les a vécues.
Protodiacre Germain Ivanoff-Trinadtzaty
DE L’AVENTURE A LA TRAHISON :
L’ARCHEVÊCHÉ PARISIEN DE DARU
Tout le monde le sait désormais. Après des mois de mensonge et de flou artistique, l’archevêché « eulogien » de Paris a jeté le masque. Le voilà enserré volontairement et stupidement dans les griffes du grand prédateur, le Patriarcat de Moscou. Après les pseudo-synodaux de New York, qui avaient « sauté le pas », ou plutôt le gouffre, en 2007, ce qui est commémoré dans chaque calendrier liturgique de Jordanville (!), les eulogiens, réduits à l’état de squelette (leur cathédrale), sans monastère ni séminaire, et en perdant des paroisses(1), ont rejoint la Grande Babylone moscovite.
On doit remarquer que l’archevêque actuel, un ancien séminariste catholique français de Bordeaux, devenu curé de la crypte francophone de Chambésy (Genève), a eu une ascension épiscopale aussi fulgurante qu’inattendue. Nommé auxiliaire du brillant slavisant et liturgiste Mgr Job Getcha, il intervint auprès du Phanar pour le faire chasser de Paris, sous le prétexte minable « d’hystérie » (sic). Je tiens cela de la confidence qu’il m’en fit { l’époque. Mais le successeur n’était nullement à la hauteur de sa victime. Elevé au rang d’archevêque, il se révéla incapable de célébrer correctement les rites de l’Eglise russe. Après plusieurs années, on l’entend toujours ânonner pitoyablement les Evangiles des matines dominicales, coupant les mots en deux, rassemblant des syllabes séparées, stupéfiant les fidèles de passage de son ignorance pathétique. Le slavon d’église n’intéresse pas « Monseigneur ».
En revanche, Moscou l’éblouissait depuis longtemps. Mgr Antony (Bartochévitch) de Genève, dont, jeune moine il y a une cinquantaine d’années, il dépendait canoniquement, lui avait permis d’aller étudier au séminaire parisien de Saint-Serge. En 1970, lui ayant rendu visite à l’improviste, je vis avec stupéfaction sur son petit bureau, un portrait du « patriarche » soviétique Alexis Ier (Simanski), ancien « rénovateur », devenu la créature de Staline ! Je lui montrais alors le magnifique album que venait d’éditer en Amérique le diacre Nikita sur les églises de la diaspora russe. Dans son regard, j’entrevis qu’il était intérieurement perdu et sans véritables convictions. C’était le fond de son caractère. Quand il devint archevêque à Paris, il me déclara qu’il empêcherait Moscou de prendre la cathédrale... Il était alors philhellène ; invité par Constantinople dont il dépendait, au « saint et grand concile panorthodoxe » de Crête en 2016, il en revint enthousiaste, déclarant que l’absence des Moscovites à cette occasion était impardonnable !
En 2018, le Patriarcat de Constantinople lui annonça subitement la suppression de son petit exarchat russe parisien et le rattachement de ses paroisses au métropolite grec de France. Aussitôt, sentant qu’il perdrait toute importance, il me déclara : « je n’obéirai pas. Les Russes sous la botte grecque, cela ne fonctionnerait pas ! Comme l’écrivait dans ses mémoires le Métropolite Euloge, il faut revenir à l’Eglise-Mère, Moscou ». Ce dernier avait d’ailleurs commis cette erreur fatale en 1945 avant de mourir. Il avait même reçu de Staline le passeport soviétique n°1...
Cette légende ecclésiale sur les droits, soi-disant imprescriptibles, des « Eglises-Mères », a été fort utile jusqu’en 1991 aux divers régimes soviétiques d’Europe orientale pour séduire et appâter les émigrés « hors frontières ». Ils devaient revenir à tout prix, même à celui de leur vie, dans le giron de « l’Eglise-Mère ». En outre, ce faisant, Mgr Jean (Renneteau) tombe dans le schisme, Moscou ayant rompu la communion avec Constantinople et l’Eglise d’Hellade en 2018.
Dès lors, Mgr Jean, qui est si peu russe, se sentit subitement le digne successeur de Mgr Euloge. Il s’engagea dans une tournée de son diocèse ressemblant à s’y méprendre à une campagne électorale. Il convoqua plusieurs assemblées ecclésiastiques et cléricolaïques pour parvenir à ses fins. En pourparlers avec le nouveau métropolite Jean, que Cyrille de Moscou venait opportunément de nommer à Paris, il en reçut l’assurance qu’il serait immédiatement accepté si Constantinople le déposait pour désobéissance. Lors du vote décisif mais, semble-t- il, partiellement frauduleux, celui qui se faisait appeler modestement (!) «Jean de Charioupolis» (son siège in partibus en Turquie d’Europe) n’obtint qu’un peu plus de 55 % des voix. C’était assez pour « passer à Moscou ». Soudain, dans les offices, le nom de Cyrille remplaça celui du patriarche Barthélémy, et « Jean de Charioupolis » se métamorphosa en un clin d’œil en «loann Dubenski » ! La farce était jouée. Il aurait fallu Gogol ou Leskov pour l’écrire, mais la réalité a dépassé la fiction.
Quand, de retour de vacances et dépourvu d’Internet, je revins à la cathédrale de rue Daru le soir du 20 septembre, je remarquai aussitôt ces bouleversements au long des ecténies. Je décidai en mon for intérieur de manifester mon hostilité totale par mon attitude réservée face à l’archevêque. Il fut surpris d’abord de ne pas me voir venir prendre sa bénédiction après le Poliélei. Lorsqu’il encensa l’église, je me retournai vers le mur. Quand il revint dans le sanctuaire, je m’assis, ce qui est bien mon droit à l’âge de 71 ans. Ces manifestations silencieuses exaspérèrent Sa Grandeur. Subitement, elle franchit l’iconostase, se dirigeant à toute allure vers moi pour m'admonester comme si j’avais huit ans : « Je ne pouvais pas faire autrement, déclara-t-elle fébrilement. Je n’ai fait que ce qu’avait déjà recommandé Mgr Euloge! » Je répondis à voix basse : « Vous m’avez tué. Ne parlez pas à un mort. Je ne changerai absolument pas. Quant à Euloge, il a commis beaucoup de bêtises ! » Cette scène, au vu des fidèles présents, en plein milieu de l’office, était surréaliste. Elle en dit long sur son lamentable auteur, mais le ridicule ne tue plus. Imagine-t-on un hiérarque orthodoxe de souche russe, grecque ou bulgare, se livrer, en vêtements épiscopaux, à une pareille comédie au milieu des vigiles ? Non, il fallait que ce fût un petit Français des années sombres du catholicisme, celles de l’affreux brigandage de Vatican II (1962-1965), médiocre quoiqu’aimable, moderniste, opportuniste et ne songeant qu’à sauver sa mitre.
Avec ce sixième changement d’obédience des « Eulogiens », le plus minable et injustifié de tous, on peut supposer que ce sera le dernier, la « Serguïevchina » (2) étant une vaste prison. La geôle de saint Jean Baptiste était plus étroite mais non moins fatale. Le présent de son précieux chef à Hérode Antipas, l’exemple même des tyrans du XXe et du XXIe siècle, ces « possédés » dostoïevskiens, à la fois lâches et cruels, nous ramène au prix du ralliement à Moscou. Sur le plateau d’argent de la monstrueuse offrande se profile aujourd’hui la cathédrale parisienne de Saint-Alexandre Nevski, universellement connue et visitée par deux tsars-martyrs, Alexandre II le Libérateur, son bienfaiteur, et saint Nicolas II. Symbole de résistance spirituelle et de liberté exilée pendant un siècle, elle est livrée aux étoiles rouges du Kremlin, près de la momie abjecte de Lénine, par une nouvelle Hérodiade, la « Démocratie religieuse », dénoncée dès 1921 par Charles Maurras mais si présente au concile panrusse de 1917, comme l’a prouvé le grand théologien Nicolas Afanassieff.
Jean-Paul Besse
Docteur en Histoire
Institut Universitaire Saint-Pie X (Paris)
(1) Notamment les très belles églises russes de Florence et de San Remo, où est resté longtemps inhumé le roi Nicolas du Monténégro.
(2) Du nom du métropolite Serge (Stragorodski) (+ 1944) ; du schisme moderniste des « rénovateurs », il fut le premier à se rallier à l’Etat soviétique en 1927, nia les persécutions religieuses et fut récompensé par Staline en devenant « patriarche de Moscou » en 1943.