Note de la Rédaction :
Une crise intrajuridictionnelle aussi soudaine qu’inattendue entre d’anciens frères ennemis, en principe unis aujourd’hui sous l’autorité d’une même Église-Mère, qu’ils ont pourtant durant le siècle dernier tous deux combattue violemment, nous amène à revenir sur la question de la réalité des sacrements conférés dans l’hétérodoxie. Nous n’allons pas ici analyser les tenants et aboutissants de cette crise qui a jailli subitement en Grande-Bretagne entre le groupe des anciens Hors-Frontières et celui des anciens de l’Archevêché russe de Constantinople – tous deux aujourd’hui en principe unis sous l’omophore du Patriarcat de Moscou, détail qui n’est pas sans ajouter au cocasse de la situation. Nous savons peu de choses sur l’évêque Irénée Steenberg, si ce n’est qu’il avait rejoint l’Église Hors-Frontières, il est vrai sous le Primat de feu Mgr Lavr, ce qui en soi n’était pas la période la plus glorieuse de l’Église, mais cela peut néanmoins témoigner de sa part d’un désir de recherche d’une certaine rigueur. Quant à Mgr Jean Renneteau qui s’était retrouvé par le plus grand des hasards à la tête de la juridiction dite de la rue Daru, nous le connaissons, certes de très loin, mais depuis trop longtemps pour savoir qu’il était parfaitement à sa place dans l’orbite de Constantinople.
Ce n’est qu’avec beaucoup de réserves que nous pouvons parler de l’objet de la dispute qui les a opposés, car à peine l’affaire avait-elle surgi qu’elle fut mise sous un étouffoir par souci d’éviter le scandale. Toutefois, d’après certaines réactions parues sur des blogs il semble, sauf erreur, qu’à l’origine de la crise il y a la réception par Mgr Jean d’un prêtre catholique, non seulement sans réitération de son baptême, mais également sans réordination, ce qui aurait entraîné une réaction a priori saine de l’évêque Irénée interdisant à son clergé et à ses ouailles tout contact dans les sacrements avec ce clerc. Cette décision ne fut pas du goût de tous, et sept membres de son clergé demandèrent à se mettre sous l’omophore de Mgr Jean qui, malgré l’absence de tout congé canonique, et dans la logique d’anarchie canonique constantinopolitaine où il a été éduqué, reçut ces transfuges sous son autorité transgressant ainsi toutes les normes du droit canon.
En toute logique, Mgr Irénée signa un décret brisant l’unité avec la structure issue de l’ancien Archevêché constantinopolitain. Telle est actuellement la triste situation en Grande-Bretagne au sein des ralliés au Patriarcat de Moscou. Rappelons qu’à l’origine la démarche unioniste était présentée comme devant mettre un terme au "scandale" de la présence de plusieurs juridictions concurrentes sur un même territoire. Aujourd’hui à côté de l’apparence, certes, d’une autorité unique, il y a la réalité de trois sous-autorités qui se déchirent du fait d’approches et de cultures différentes en matière de doctrine sacramentaire. Et donc à "scandale" – "scandale et demi".
L’Église Hors-Frontières, dans son expression traditionnelle, est caractérisée par une rigueur certaine voulant que toute entrée dans l’Église se fasse par baptême. La pratique constantinopolitaine, gagnée par l’œcuménisme, en vient même à déconseiller, voire interdire, les conversions sous prétexte que l’Église serait déjà Une et les divisions qui perdurent ne seraient que provisoires et appelées à disparaître prochainement. La pratique moscovite, également acquise à l’œcuménisme notamment dans ses sphères dirigeantes, et qui en était venue sous la pression du fameux métropolite Nicodème de Leningrad, père spirituel de l’actuel Cyrille Gundiaiev, à décréter en décembre 1969 la possibilité d’offrir "l’hospitalité eucharistique" aux catholiques, reste attachée à des pratiques qui avaient cours il y a un siècle, mais dans des conditions radicalement différentes de celles d’aujourd’hui.
C’est dire combien cette unité apparente d’une Église russe sous la houlette du Patriarcat n’est qu’une unité de façade, étant plutôt une illustration de la fable de la carpe et du lapin. Depuis plus d’un mois, un silence assourdissant s’est abattu sur cette situation explosive, dont on a hâte de connaître le dénouement.
Toutefois, cette réflexion sur la validité des sacrements dispensés hors de l’Orthodoxie nous a remis en mémoire une brève étude rédigée il y a plus de quarante ans et qui, sans être en rapport direct avec la crise britannique, peut éventuellement intéresser quelques lecteurs.
Protod. Germain
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SUR LA RÉCEPTION DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE
Bref aperçu historique
L’étude ci-dessous avait été, à l’origine, rédigée pour la revue Unité Chrétienne où, dans une livraison récente(1), la question si controversée de la réception d’hétérodoxes dans l’Orthodoxie avait été abordée d’une façon qui nous paraissait déficiente au regard de l’Histoire, mais, pour des raisons qui lui appartiennent, la rédaction de cette revue n’a pas accepté notre étude. Pour faciliter la réflexion de ceux que ce problème intéresse nous proposons une brève étude historique sur les différents modes d’entrée dans l’Église orthodoxe.
L’Orthodoxie, l’Histoire peut en porter témoignage, n’a jamais pratiqué le prosélytisme, toutefois, dans la tourmente ecclésiale actuelle, des fidèles de confessions différentes, soucieux de s’agréger à une église, à l’Église fondée sur le roc immuable et inébranlable de la Tradition «qui vient des apôtres et non des hommes», se tournent toujours plus nombreux vers l’Orthodoxie. Mais il arrive qu'aujourd'hui certains soient repoussés par de «mauvais pasteurs» qui se fondent sur des directives récentes leur recommandant de ne pas pratiquer de conversions, celles-ci étant – faussement – perçues comme des vestiges d'un prosélytisme révolu.
Cette situation illustre bien le fait qu'aujourd'hui. plus que jamais, l'ecclésiologie est cet axe autour duquel toute réflexion chrétienne authentique doit graviter. Parler d’Église, de l'unité de l'Église ne peut se faire sans parler de son unicité et donc de ses limites.
Quels sont, dans ces conditions, les critères d'appartenance à cette Église Une et Unique ? Telle est, en substance, la réflexion à laquelle chacun est convié.
Dans une livraison du Messager Orthodoxe de l'A.C.E.R.(2), un canoniste reconnu, Mgr Pierre /L' Huillier/, proposait, dans une étude d'une érudition certaine à laquelle nous renvoyons volontiers nos lecteurs, une réponse historique aux différents modes de réception des catholiques-romains dans l'Orthodoxie.
Si, dans son ensemble, nous partageons l'analyse qui y est faite, il est toutefois un point que nous aimerions relever et éclairer différemment – nous voulons parler de la pratique de l’Église russe dans ce domaine, et singulièrement des conditions dans lesquelles le patriarche Philarète aurait imposé le baptême des catholiques lors du Concile qui se tint sous sa présidence en 1620.
La décision de rebaptiser les Latins est présentée, avec des nuances et des réserves certes, mais comme un «coup de force» perpétré par le patriarche Philarète, lui-même père du premier tzar de la dynastie des Romanov, Michel III Fiodorovitch. Cette décision, abrogée moins d'un demi-siècle plus tard lors du Concile de Moscou de 1667, n'aurait pas été étrangère au climat politique d'alors et aurait été partiellement prise sous la pression d'événements liés au «Temps des Troubles»(3) (Smutnojé Vrémia) dont la Russie venait juste de sortir. Et comme par ailleurs, dans d'autres articles et sous la plume d'autres auteurs l'activité du métropolite de Kiev Pierre Moghila et l'héritage qu'il légua à l'Église se trouvent de plus en plus souvent magnifiés, il nous semble bon, quitte à aller à contre courant de cette tendance, d'apporter une contribution différente en analysant le vécu historique de l'Église en Russie depuis la séparation du Patriarcat de Rome des quatre Patriarcats d'Orient, et en dégageant ce qui nous semble être le fil conducteur de la vision que l’Église, notamment russe, avait de la validité d'un baptême conféré en dehors de son sein et des conclusions qu'elle en tirait lors de la réception des Latins.
Pour ce faire, nous nous référerons principalement aux études de l'archevêque Hilarion /Troïtsky/(4), sans doute le plus brillant ecclésiologue du début du XX-ème siècle, qui, dans le prolongement du renouveau amorcé par Khomiakov dans la deuxième moitié du XIX-ème, luttait avec toute une pléiade de théologiens pour une purification de la pensée théologique orthodoxe qui depuis les innovations introduites par Pierre Moghila avait été peu à peu insérée dans un carcan scolastique.
En effet, les problèmes qui agitent aujourd’hui bon nombre de chrétiens, ne sont pas entièrement nouveaux. Dans une étude en langue russe intitulée Unité de l’Église et Conférence Mondiale du Christianisme(5), l’archevêque Hilarion exposait à l’attention de Robert H. Gardiner, secrétaire de la Commission préparatoire à ladite Conférence qui allait déboucher sur «Faith and Order», l'attitude orthodoxe face à ce phénomène.
Ainsi, relevons quelques points de cette étude qui, ayant directement trait au sujet qui nous intéresse, mériterait d'être citée in extenso.
Dans les premiers siècles qui ont suivi le schisme, les deux modes de réception – chrismation et baptême – ont coexisté sans qu'une attitude univoque puisse être dégagée.
• L'évêque Matthieu de Cracovie, dans une lettre datée de 1130, enjoignait le célèbre abbé de Clairvaux Bernard de s'occuper de la conversion des Russes à l’Église de Rome, tout en affirmant par ailleurs, que les Russes rebaptisaient les Latins.
• Le pape Grégoire IX écrivait en 1232 au clergé de Pologne de ne pas tolérer les mariages des jeunes filles catholiques avec des Russes «qui les rebaptisent selon leur rite».
• Au XV-ème siècle, et notamment à compter du Concile de Constantinople de 1484, les Grecs se mirent à recevoir les Latins par chrismation. C'est à cette occasion que fut élaboré le rite de réunion avec abjuration du filioque, des azymes et autres nouveautés latines.
• Au contraire, dès le XV-ème siècle et principalement au XVI-ème, la pratique de la rebaptisation tendait à s'imposer en Russie. Les témoignages en sont très nombreux.
• L'archevêque de Gniezno Jean relatait au Concile de Latran de 1514 : «Les Russes disent que tous ceux qui sont soumis à l'Église romaine ne sont pas des chrétiens authentiques et n'obtiendront pas le salut /.../ ils profanent et méprisent tous les sacrements de l'Église».
• L'ambassadeur extraordinaire de l'empereur Daniel d'Autriche, après un voyage à Moscou dans les années soixante-dix du XVI-ème siècle, écrivait : «Ils rebaptisent ceux de nos compatriotes qui adoptent leur religion, sous prétexte qu'ils ne sont pas baptisés de façon convenable».
• Sur la fin de sa vie, le tzar Ivan IV le Terrible, voulant épouser Mary Hastings, nièce d'Elisabeth d'Angleterre, n'hésita pas en 1583 à déclarer à son ambassadeur qui lui disait que la foi chrétienne était une, que «celle qui doit être notre princesse doit être tout d'abord baptisée dans notre foi chrétienne». En 1590, la même Elisabeth faisait au tzar Fiodor I le reproche que des marchands britanniques avaient été contraints de se baptiser «alors qu'ils étaient déjà chrétiens par leur baptême».
• En 1610, en plein «Temps des troubles», une délégation russe porteuse d'une supplique se présenta à Sigismond III, roi de Pologne, proposant à son fils Ladislas le trône de Russie. La condition exigée par le patriarche, l'ensemble de l'Église, les boïards et l'assemblée du peuple était que Ladislas soit baptisé dans l'Église orthodoxe : « Nous savons qu'il est baptisé dans la foi romaine /.../, mais il lui faut être baptisé de l'authentique et saint baptême de notre foi chrétienne grecque».
La lecture de ce survol historique nous amène à reconnaître qu'il est faux de penser que la décision du Concile de Moscou de 1620 rendant obligatoire le baptême était une innovation en rupture avec la pratique antérieure. Faut-il ajouter que les témoignages de certains étrangers, contemporains de cette période, ne mentionnaient pas ce fait, qui souvent leur semblait scandaleux, comme une nouveauté.
Nous avons pris soin d'éviter dans cet aperçu historique de citer dans toute leur verdeur les écrits polémiques dirigés contre ce qui était dénoncé sous l'appellation d'hérésie latine. Nombreux seront sans doute ceux qui apprendront avec surprise qu'un saint aussi populaire que Théodose des Grottes de Kiev, père des moines russes (1008-1074), n'hésitait pas à recourir à ces écrits pour la défense de la foi. Si l'on fait abstraction de la dureté du vocabulaire, qui semble singulièrement ignorer ce qu'en cette fin du XX-ème siècle on appelle la «charité chrétienne», force nous est de constater que pour l'Orthodoxie, l'Église romaine s'était bel et bien totalement et irrémédiablement détachée de l'Église. Ce fait ne saurait sans doute être mieux illustré que par cette sentence sans appel ni nuance du métropolite de Kiev Nicéphore (+ 1121) concernant les Latins : «C'est pourquoi, la sainte Église catholique ne les admet pas à la communion, mais que tel un membre pourri et incurable elle l'a coupé et rejeté ; quant à nous, chrétiens orthodoxes, nous ne devons ni manger ni boire avec eux, ni même les saluer».
Ce langage, même replacé dans son contexte et à son époque, a de quoi surprendre un lecteur non averti. Néanmoins, il faut savoir que c'est la langue de l'Église, celle qu'elle employait lors des Conciles, celle qu'employaient les saints Pères à chaque fois que l'intégrité de la foi était ébranlée.
Mais, revenons à l'Histoire. Moins d'un demi-siècle plus tard le Concile de Moscou de 1667 abolit la pratique du rebaptême prônée par le patriarche Philarète. Ce Concile jouit généralement d'une autorité particulière du fait que les patriarches d'Antioche et d'Alexandrie y ont non seulement participé, mais ont pris une part déterminante dans ses décisions. Mais, paradoxalement, cette présence de deux patriarches grecs fit que ce Concile parut suspect à certains zélateurs russes. Songeons à la notion de «Moscou-3-ème Rome» qui avait déjà gagné bon nombre d'esprits depuis la chute de Constantinople, et n'oublions surtout pas le fait que depuis l'union honteuse de Florence, d'aucuns trouvaient passablement suspecte l'Orthodoxie des Grecs.
Néanmoins, jusqu'au début du XVIII-ème siècle, la décision de recevoir les Latins par chrismation était loin d'être unanimement appliquée ainsi qu'en témoignaient des visiteurs étrangers. Dans son Journal (1698) Jean Korb signale que les Russes n'hésitent pas à renouveler le baptême de tous ceux qui «embrassent le schisme russe». Henri Sederberg, qui visita la Russie de 1709 à 1718 confirme ce témoignage dans ses Notes sur la religion et les mœurs du peuple russe, ajoutant expressément qu'en cela les Russes diffèrent des Grecs.
Entre-temps.la pratique grecque étendit aux calvinistes et aux luthériens la décision du Concile de 1484. Nous le savons notamment par une correspondance établie entre Pierre le Grand et le patriarche Jérémie de Constantinople. Questionnant le patriarche sur la façon de recevoir les luthériens, le tzar reçut la réponse suivante qui entra dans la Collection complète des lois de l'Empire de Russie (Tome V, N° 3225) : « ... ne pas les rebaptiser, mais par la seule onction du Saint Chrême, les rendre chrétiens à part entière». Cet admirateur des Allemands et des Prussiens, qu'était le tzar Pierre le Grand, fut sans aucun doute comblé par une telle réponse, d'autant qu'un précédent, fâcheux pour l'Orthodoxie, plaidait dans le même sens : nous voulons parler de l'Euchologe de Pierre Moghila qui recommandait de ne pas baptiser les calvinistes «s'ils le sont déjà» et de ne pas réitérer la chrismation sur les catholiques, si ceux-ci l'ont déjà reçue dans leur Église. Il n'est pas même utile de souligner l'influence de la scolastique occidentale sur cette façon de distinguer entre la «validité» et la «licéité», distinction totalement étrangère à l'Orthodoxie et inconnue de l'enseignement des Pères(6). Pierre Moghila fut ainsi, et à son corps défendant, le «Cheval de Troie» de la latinisation de la pensée théologique orthodoxe.
Quant à Pierre le Grand, sans qu'aucune décision conciliaire ne l'ait décidé – il avait au préalable pris soin de décimer l'Église en 1721 en abolissant le patriarcat – il imposa cette pratique consistant à recevoir les catholiques-romains par simple confession, sans même chrismation. Telle est la véritable origine de cette pratique qui ne jouit pour sa justification d'aucun fondement dogmatique et à laquelle deux siècles d'application ont donné l'apparence d'une ancienneté qu'on aurait tort d'appeler tradition. Comment ne pas citer à ce propos la formule de saint Cyprien de Carthage : « Une coutume sans la vérité n'est qu'une vieille erreur»(7), et ne pas nous interroger avec le même Cyprien : «D'où vient cette tradition ? A-t-elle pour elle l'autorité du Seigneur et de l’Évangile ? Vient-elle des Apôtres et de leurs Epîtres ?».
Alors que l'Église russe allait entamer une période de deux siècles de laxisme extrême dans ce domaine, l'Orthodoxie hellénique, à l'inverse, amorçait un retour approfondi aux sources ecclésiologiques en récusant à nouveau, dès 1756 et sous l'autorité du patriarche Cyrille V, le baptême des catholiques. Dès la fin du XVIII-ème siècle, le Pidalion confirmait ce retour à la pratique ancienne ce qui, en conformité avec l'enseignement patristique, ne l'empêchait nullement d'appliquer, certes avec parcimonie, mais avec discernement, le principe de l'«économie» ainsi qu'elle le prouva en recevant en nombre des melkytes syriens en 1861.
Tel est, nous semble-t-il, le profil historique de cette question épineuse. Son incohérence, que certains aiment à souligner, n'est en réalité qu'apparente si l'on fait abstraction de l'influence moghilienne. En effet. il convient de souligner que pour les Grecs de 1484 les Latins étaient des hérétiques envers lesquels était appliqué le principe de l'«économie», alors que la thèse moghilienne laisse apparaître la notion totalement étrangère et inconnue de l'Église primitive, d'une certaine efficacité des sacrements dispensés en dehors de l'Église(8).
Quels enseignements peuvent être dégagés en conclusion ?
L'Église orthodoxe, qui confesse être l'Église Une, Sainte, Catholique et Apostolique est seule intendante de ses sacrements et les différents modes de réception (à l'exception de la pratique moghilienne étendue à l'Église russe par Pierre le Grand) témoignent en fait d'une grande unité de vues : la réception, sans réitération du baptême, ne signifie nullement la reconnaissance de la réalité du sacrement dispensé dans la confession d'origine, tout comme elle n'entache en rien la plénitude de l'appartenance à l'Orthodoxie de celui qui a été admis par un autre rite et qui, depuis des années, communie au Corps et au Sang du Christ.
Depuis plus de deux siècles, l'Église grecque reçoit, en principe, par le baptême. L'Église russe qui, nous l'avons montré précédemment, avait abandonné cette pratique sous la pression des Grecs, puis devait subir l'influence de l'école de Kiev et la pression d'un pouvoir occidentalisé, revient à une pratique plus normative.
L'Église peut en effet avoir recours tantôt à l'«acribie», tantôt à l'«économie» en application notamment du 102-ème canon du VI-ème Concile Œcuménique. Saint Basile le Grand écrivait déjà au IV-ème siècle : «Il faut suivre la coutume de chaque pays, vu que sur la validité de leur baptême il a été différemment décidé par ceux qui ont traité de leur cas»(9).
C'est pourquoi, même s'il nous paraît souhaitable aujourd'hui de recourir à l'application de la plus grande rigueur, nous ne pouvons suivre certains moines athonites qui, nous a-t-on dit, refusent la communion à ceux qui, lors de leur entrée dans l'Orthodoxie, n'auraient pas reçu le baptême. A fortiori, franchement condamnables, voire hérétiques, sont les cas, heureusement isolés, de baptême d'orthodoxes changeant de «juridiction»(10). En revanche, pour le moins déplacées sont les tentatives de pression de la part des confessions occidentales sur l'Église orthodoxe pour interdire les conversions à l'Orthodoxie ou pour ne les tolérer que par un rite très allégé.
L'Histoire le montre clairement : toutes les tentatives d'imposer un modèle unique de réception ont toujours été contrecarrées dans la pratique. Si de nos jours la dérogation à la norme stricte peut, comme dans le passé, se concevoir, il est évident qu'elle ne saurait jamais se substituer à elle et le baptême reste la voie royale pour l'entrée dans l'Église.
Protodiacre Germain Ivanoff-Trinadtzaty
1 – Unité Chrétienne: 2, rue Jean Carriès, 69005 LYON – N°77, février 1985, pp. 57-63
2 – N° 82 / 1979 / I, pp .15-23
3 – Période très instable de l'histoire russe où les Polonais voulurent s'installer sur le trône de Russie et imposer la religion catholique-romaine.
4 – Archevêque Hilarion (Vladimir Troïtsky), mort en déportation en 1929, âgé seulement de 44 ans. Glorifïé en novembre 1981 au nombre des Saints Nouveaux-Martyrs de Russie.
5 – In Khristianstva niet biez Tserkvi, Sao Paolo, Fraternité saint Job de Potchaev, 1956, pp. 73-147.
6 – Notons que les prémices de cette distinction apparaissent chez Augustin, même si elles n'y sont pas formulées de façon aussi nette. L’évêque d'Hippone – qui dans l'Orthodoxie jouit de l'appellation de «bienheureux» et non de «saint» – est le seul écrivain ecclésiastique d'importance dont les écrits puissent donner lieu à une telle nuance entre un sacrement valide, mais inopérant. Le hasard a voulu qu'Augustin soit le Père de l'Église qui ait le plus nourri la pensée théologique sacramentaire occidentale qui, dans ce domaine précis, se développa durant le deuxième millénaire, alors que l'Église de Rome s'était totalement coupée de celle d'Orient, ce qui rendit impossible tout rééquilibrage avec la pensée des autres Pères sur cette question.
7 – «Consuetudo sine veritate. vetustas erroris est». Ep. LXXIV, ad Pompajum.
8 – Encore devons-nous ajouter que nous sommes loin de condamner en bloc l'activité de ce grand évêque de Kiev ou d’ignorer les conditions très particulières dans lesquelles se déroula son apostolat et sa lutte contre les retombées de l'Union de Brest-Litovsk de 1596. Nous n'envisageons ici que le domaine précis qui nous occupe.
9 – 1-er canon de saint Basile, extrait d’une Lettre à Amphiloque d’Iconium.
10 – Mais même ici des exceptions peuvent être admises. On connaît le cas d’un Anglais qui fut jadis reçu par simple confession. En désaccord avec le laxisme de son évêque, il change de juridiction, demande et obtient son baptême. Il se trouve que dans sa confession d’origine, il avait été baptisé avec des pétales de roses.